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V1-Chapitre 8 : Le Poids du Sceau

  Le pas du cheval battait la terre en rythme sourd. Annabelle, en selle, gardait les yeux rivés droit devant, les traits fermés. Derrière elle, Georges et Nicolas marchaient en silence, les bottes s'enfon?ant dans la boue grasse du chemin forestier.

  — On va pas aller bien loin comme ?a, grogna Georges au bout d’un moment.

  — T’es pas fait pour la marche, ?a c’est s?r, répondit Nicolas, un demi-sourire en coin.

  — Je suis pas fait pour marcher autant après avoir failli crever. Y’a une différence.

  Ils s’arrêtèrent, jetant un ?il à la silhouette immobile d’Annabelle. Elle ne disait rien. Pas un mot depuis qu’elle était montée.

  — Elle ne va pas bien, dit Nicolas à voix basse.

  — C'est s?re! T’as vu nos tronches? On a tous l’air d’avoir passé la nuit dans un tombeau.

  — C’est un peu ce qu’on a fait, non?

  Un silence pesant s’installa. Puis Georges reprit :

  — On peut pas rentrer à la maison. Pas comme ?a. Pas à pied.

  — De toute fa?on, notre ville est trop loin. Tu te rappelles pas? Une semaine entière pour venir jusqu’ici.

  — Une semaine... Mais on est à quoi? Cinq, six heures du village maintenant?

  — Si on se tra?ne pas. Et qu’on tombe pas sur un autre cauchemar.

  Georges grima?a. Il tourna les yeux vers le cheval, puis vers la forêt, puis enfin vers son frère.

  — On fait demi-tour?

  — Vers sa maison?

  — C’est toujours chez elle. Et on a les papiers. Tous les papiers.

  Il tapota la sacoche en cuir usée qu’il portait en bandoulière.

  — Le maire nous les a remis, dit-il. L’acte de propriété, la garde, tout. Ils échangèrent un regard.

  — Alors c’est décidé? dit Nicolas.

  — On va chez elle, confirma Georges. On s’y terre, on se repose, et ensuite... on voit.

  — Et les molosses?

  — Ils suivent.

  Comme pour ponctuer ses mots, les deux bêtes levèrent la tête et se mirent en marche, deux ombres noires les suivant sans bruits.

  Nicolas soupira.

  — J’espère qu’elle ne saura pas trop traumatisée.

  Georges ne répondit pas. Il marcha vers le cheval, tapota doucement la jambe d’Annabelle.

  — On rentre, Annabelle. Chez toi. Elle ne répondit pas, mais serra un peu plus les rênes. Le cheval s’ébranla.

  ???

  Ils n’avaient pas dit un mot depuis qu’ils avaient quitté le sentier principal.

  Pas un mot. Juste les bruits de la forêt, les craquements des branches sous les bottes, le souffle du cheval et, derrière eux, celui plus rauque, plus sourd, des molosses. Deux ombres épaisses qui suivaient à pas lents mais constants. Invisibles au premier regard, mais impossibles à ignorer.

  — On passe pas par le village, hein? dit Georges enfin, la voix rauque.

  — Tu veux expliquer ?a à la boulangère? répliqua Nicolas en désignant d’un geste sec les bêtes derrière eux.

  — Non.

  Silence.

  — Personne ne doit les voir, dit Nicolas. Personne ne nous croirait, et tout le monde paniquerait.

  Georges hocha la tête. Il avait les traits tirés, les cernes enfoncés dans le visage comme des entailles.

  — T’as vu l’heure? marmonna-t-il. C’est encore le matin? Ou déjà l’après-midi?

  — Je sais même plus quel jour on est.

  Ils marchaient comme des automates. Le sol était sec à certains endroits, boueux à d’autres. Le cheval trébucha une fois, mais Annabelle le retint sans dire un mot. Elle tenait bon. Droite. Silencieuse. Les yeux fixés devant elle comme si elle allait tomber en morceaux si elle regardait ailleurs.

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  Nicolas l’observa du coin de l’?il.

  — Elle est forte.

  — Trop, souffla Georges. Elle va craquer d’un coup, et ce n'est bon. On est tous faits comme ?a.

  — Peut-être. Mais pas encore.

  Ils continuèrent à marcher.

  Les heures s’étirèrent comme des jours.

  Le soleil per?ait à peine entre les branches, pale et haut. Puis il baissa lentement, jusqu’à ce que le ciel se teinte de gris bleuté. Les oiseaux cessèrent de chanter. Les arbres se rapprochèrent. Et enfin, après une dernière montée, la maison apparut, blottie contre la colline, à demi cachée par les arbres.

  Annabelle arrêta le cheval.

  — C’est là, murmura-t-elle.

  Elle descendit sans un bruit, les jambes tremblantes. Les deux hommes la suivirent, hagards. Même les molosses ralentirent le pas, humant l’air avec curiosité.

  La porte de la maison grin?a. L’air à l’intérieur sentait la poussière, le bois, et quelque chose d’indéfinissable — un mélange de souvenirs, d’absence, et de chaleur oubliée.

  Annabelle posa la main sur la chambranle.

  — Venez.

  Elle gravit l’escalier en bois, qui craquait sous chacun de ses pas, et ouvrit la porte au bout du couloir. La chambre. Celle de ses parents.

  Une pièce sobre, propre, baignée de lumière douce. Le lit, large et encore fait, comme s’il attendait. Une vieille commode. Deux portraits aux murs.

  — Vous pouvez... dormir ici, dit-elle sans les regarder.

  Georges s’effondra sur le lit sans même retirer ses bottes. Nicolas s’assit sur le bord, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains.

  — J’ai jamais été aussi crevé de ma vie, souffla-t-il.

  — Moi non plus, répondit Georges, déjà à moitié endormi.

  Annabelle resta un instant debout, les bras serrés contre elle. Puis elle quitta la pièce sans un mot et rejoignit sa propre chambre.

  Elle ferma la porte. Retira ses chaussures. Puis se glissa dans les couvertures.

  L’odeur familière du tissu — poussière, lavande, quelque chose d’indéfinissable — la prit à la gorge. Elle ferma les yeux. Et tout son corps se relacha d’un coup. Le sommeil ne mit qu’un instant à l’engloutir.

  Dehors, les molosses s’étaient allongés devant la maison, les flancs qui montaient et descendaient lentement. Leurs yeux, mi-clos, brillaient faiblement dans l’ombre.

  ???

  Le matin s’était installé sur la maison comme un voile de coton. Une lumière pale filtrait entre les rideaux de dentelle, caressant les meubles recouverts de poussière et de souvenirs. Le liquide infusé fumait doucement sur la table, mais aucun des trois n’en buvait vraiment.

  Annabelle tenait une tasse entre ses mains, sans y toucher. Son regard était flou, comme s’il regardait à travers le temps.

  — Heureusement qu’on a les papiers, dit Nicolas pour briser le silence. C’est déjà ?a de fait.

  Cette phrase. Simple. Bénigne. Mais elle explosa dans la tête d’Annabelle comme un coup de tonnerre.

  — Les papiers... répéta-t-elle. Le notaire...

  Elle redressa brusquement la tête, les sourcils froncés.

  — On devait voir un notaire. C’est ce que mon père avait écrit. Pas le maire.

  Georges se raidit.

  — Le notaire? T’es s?re?

  — Oui. Même si je ne sais pas qui exactement, c'est ce que le prête avait aussi dit.

  Les deux oncles échangèrent un regard inquiet.

  Georges se leva, se dirigea vers la malle en cuir et en sortit la liasse de papiers soigneusement rangée. Il les étala sur la table, les parcourut du doigt.

  — Ils ont l’air corrects. Les noms, les dates... L’acte de propriété, la lettre de garde... Tout y est.

  — Sauf... le sceau, dit Nicolas, qui s’était penché à son tour. Regarde. Il y a bien la signature du maire, mais aucun cachet notarié.

  — C’est pas bon? demanda Annabelle, indifférente.

  — Disons que... ?a peut être bon. Le maire a de l’autorité, mais pour un changement de garde légale et la réactivation d’un testament, le sceau d’un notaire est nécessaire. C’est la loi. Sans ?a, quelqu’un pourrait contester les papiers. Ou prétendre que tout est frauduleux. De plus, on en a besoin pour t'envoyer à l'école une fois de retour à Montverdier.

  Un silence tendu s’abattit sur la pièce.

  Annabelle recula sa chaise.

  — Je vais pas repartir au village. Pas maintenant. Pas après tout ?a. Et certainement pas pour courir après un notaire qu’on n’a jamais vu.

  Elle se leva et quitta la pièce d’un pas vif. Les deux oncles la regardèrent dispara?tre, sans oser la suivre.

  Quelques minutes plus tard, elle revint, une petite bo?te de bois à la main. Elle l’ouvrit lentement, révélant un objet de métal finement gravé : le sceau personnel de son père, avec ses initiales et l’emblème de leur lignée.

  — Il utilisait ?a pour ses contrats. Il disait toujours que ce qui compte, c’est d'avoir une étampe officielle.

  Elle s’assit, prit les documents, et appliqua le sceau avec un geste ferme. Le métal s’enfon?a dans la cire chaude qu’elle avait allumée à la chandelle, imprimant le blason familial en relief.

  — Voilà. Maintenant, c'est fait.

  Georges la dévisagea, ne sachant pas trop quoi dire.

  — C’est... es-tu s?re que ?a va passer?

  — En théorie, elle hésita avant de répondre. Goerges et Nicolas se regardèrent sans dire un mot.

  Elle resta un instant figée, le sceau suspendue dans le vide, les épaules tirées vers le bas par une fatigue accumulée. Puis, sans un mot, elle poussa la chaise, le bois grin?ant sur les planches du sol, et se leva. Un pas après l’autre, elle traversa la cuisine vide, effleurant le rebord de la table du bout des doigts.

  Le ciel s’ouvrait lentement sur l’horizon. Une lumière pale filtrait par la fenêtre, lavant les contours de la pièce d’un bleu presque laiteux. Elle s’y arrêta, posa les mains contre le cadre de bois, encore tiède de la chaleur de la maison. Dehors, l’herbe était humide, perlée par la rosée. Et couchés là, dans le calme du matin, les deux molosses. Immobiles. Un souffle profond soulevait leur flanc, paisible, presque synchrone. Le cheval attaché à un arbre brouttait un peu plus loin.

  Elle les observa sans bouger. Il n’y avait plus de peur. Ni de doute. Juste ce battement. Lent, régulier. Pas le sien. Pas tout à fait. Quelque chose en dessous, plus grave, plus ancien. Comme un écho qu’elle avait déjà entendu, sans vouloir y prêter attention.

  Un tambour. Deux. Sourd et vibrant. Pas dans l’air, dans sa poitrine. Dans ses poignets. Dans sa gorge.

  Elle ferma les yeux. Et le monde s’effa?a doucement autour d’elle. Seuls restaient les battements. Une cadence tranquille, hypnotique, qui l’enveloppait sans violence, comme une couverture chaude qu’on pose sur des épaules froides.

  Ils étaient là. Elle aussi.

  Quand elle rouvrit les yeux, les molosses avaient tourné leur tête vers elle. Aucun geste brusque. Aucune tension. Juste ces regards sombres, plantés dans le sien. Elle ne détourna pas les yeux. Un frisson lui remonta l’échine, non de crainte, mais de certitude.

  Ils seraient à elle.

  (Fin de l’acte I. Si vous avez aimé, dites-le-moi : chaque retour m’aide à affiner cette histoire. J’aimerais beaucoup avoir votre opinion.)

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