Un silence de plomb était tombé sur la clairière.
Le carrosse, éventré, fumait encore par endroits. Le ciel, d’un gris métallique, n’avait pas encore versé son premier rayon du matin. La terre était lourde, imbibée de sang, marquée de sillons comme labourée par des griffes monstrueuses.
Annabelle resta là, immobile en obervant, les bras serrés contre elle, le souffle court. Et puis, sans prévenir, tout céda. Les larmes jaillirent, chaudes et silencieuses d’abord, puis violentes, incontr?lables. Son visage se contracta, elle se recroquevilla contre le flanc du cheval qui ne bougea pas, acceptant son chagrin comme une pierre accepte la pluie. Elle pleura tout ce qu’elle n’avait pas eu le droit de pleurer : la peur, l’horreur, la trahison muette qu’elle sentait sans pouvoir encore l’exprimer. Sa poitrine se soulevait de sanglots, et pour la première fois depuis le début de cette nuit cauchemardesque, elle se permit d’être une enfant. Simplement une enfant terrifiée.
Annabelle resta prostrée contre le flanc chaud du cheval encore vivant, les yeux écarquillés, les joues souillées de cendres et de larmes. Les molosses, plus loin, reprenaient lentement leur souffle, couchés sur le flanc, surveillant sans bouger.
Nicolas brisa le silence.
— Le cocher...
Georges releva lentement la tête. Il n’avait pas pensé à lui depuis la fin du combat. C’était comme si la violence de l’instant avait effacé tout ce qui n’était pas essentiel à leur survie.
— Il a été emporté... par elle, murmura Nicolas. Dans les bois.
Le “elle” resta suspendu dans l’air. Ils n’osaient plus nommer Amandinne. Pas comme elle était devenue.
— On doit aller voir, dit Nicolas. On ne peut pas juste... partir comme ?a.
Georges hocha la tête, plus par devoir que par conviction. Il n’avait aucune envie de retourner là-bas.
Ils se tournèrent vers Annabelle. Elle les regardait, frêle silhouette au milieu du carnage. Ses yeux cherchaient les leurs, pleins d’une angoisse muette.
— Annabelle, dit Georges doucement. Reste ici. Repose-toi un peu. On revient vite.
— Non, répondit-elle immédiatement, la voix cassée mais ferme. Non. Pas toute seule.
— Tu n’es pas seule, les chiens sont là. Ils veillent sur toi.
— J’ai peur... Je veux pas rester. Pas après ?a.
Elle tremblait. Nicolas avan?a et posa une main sur son épaule.
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— Annabelle... écoute-moi. Ce que tu as vu cette nuit... c’est assez pour toute une vie. Là où on va, ce sera pire. Tu n’as pas à y aller.
Elle secoua la tête, les lèvres serrées, les larmes refluant déjà.
— Et si vous revenez pas? Et si c’est moi que les chiens mangent après?
Georges s’accroupit à son niveau, les yeux à hauteur des siens.
— Ce n’est pas toi qu’ils veulent. Tu es en sécurité ici. Ils sont de notre c?té. Ils ont déjà mangés. Et nous... on a besoin de savoir. Juste un moment. Reste au soleil. Et s’il se passe quoi que ce soit, tu cries. Ils t'entendront.
Ils ont déjà mangés? Ce n'était pas exactement le genre de phrase qu'elle voulait entendre.
Il fallut encore de longues minutes, des promesses et des paroles rassurantes peu convaincantes, avant qu’elle ne cède, à contrec?ur. Elle resta là, blottie contre les flancs chauds du cheval, qui lui léchait lentement la main avec une tendresse insoup?onnée. Elle fixa les molosses en voulant rester le plus loin d'eux possible, même avec ce lien étrange, elle ne pouvait pas leur faire confiance.
Les deux hommes s’enfoncèrent dans la forêt, suivant les taches sombres laissées dans la mousse. Le froid semblait plus vif entre les arbres, et chaque craquement sous leurs bottes résonnait comme un coup de feu.
Ils trouvèrent le cheval le premier. Ou plut?t... ce qu’il en restait.
Ses c?tes étaient ouvertes comme une cage éventrée. Sa tête, broyée, reposait sur un tapis de feuilles rouges. Les os brisés saillaient comme des lames.
Goerges écarquilla les yeux.
— Mon Dieu...
Nicolas ne dit rien. Il continua à marcher. Lentement. Comme dans un cauchemar.
Quelques dizaines de mètres plus loin, ils le virent.
Le cocher. Ce qu’il en restait.
Le même traitement. Ou pire. Son torse avait été ouvert d’un coup sec. Un bras manquait. La bouche était figée dans une grimace, comme s’il avait vu la mort venir, mais trop vite pour crier.
Georges suffoqua, recula d’un pas et s’empêtra les jambes avant de tomber assis au sol.
— Il est... Il est...
— Mort, dit Nicolas dans un souffle. Bien mort.
Il s’écarta de quelques pas, chancela, s’appuya contre un arbre. Puis vomit violemment.
Le silence revint, entrecoupé seulement de sa respiration saccadée.
— On a bien fait de pas l’amener... souffla-t-il, les yeux rougis, le front contre l’écorce. On a bien fait.
Georges fixait le cadavre sans dire un mot. Il y avait dans ses yeux un mélange de peur et de colère sourde.
Georges sentit une main sur son bras. Nicolas, toujours pale, l’aidait à se relever. Ses jambes tremblaient encore. Il vacilla, puis inspira profondément.
Sans un mot, ils firent demi-tour, s’éloignant du carnage. Chaque pas semblait peser une tonne. Le silence entre eux était plus lourd encore.
Ce fut Nicolas qui le brisa, d’une voix rauque :
— On doit partir.
Georges ne répondit pas tout de suite.
— Partir... Sans rien faire ?
— Qu’est-ce qu’on peut faire, hein ? creuser une tombe ? Transporter un cadavre en charpie ? Regarde autour de toi, Georges. On est foutus si on reste.
— Et si on nous interroge ? Si on demande où est le cocher ? On sera les premiers suspects.
— Pas si on dispara?t.
Georges serra les dents. L’idée était immonde. Mais Nicolas avait raison. Aucun mot ne viendrait expliquer ce qu’ils avaient vu. Aucun tribunal ne croirait la vérité.
Ils retrouvèrent Annabelle blottie contre le cheval, silencieuse. Lorsqu’elle les vit revenir, son regard s’accrocha aux leurs.
— Vous... avez trouvé le cocher ?
Un battement de c?ur passa. Georges baissa les yeux. Nicolas ne répondit pas.
Ils se contentèrent de l’aider à monter en selle. Elle ne posa pas d’autres questions. Mais son silence était plus éloquent que n’importe quel cri.
Georges jeta un dernier regard à la clairière. Puis il siffla entre ses dents.
Les molosses redressèrent la tête. Puis, lentement, ils se mirent en marche derrière eux.