Avant la mort. Avant les cercueils. Avant la solitude.
Quelques mois plus t?t, c’était encore l’automne — celui où la Faucheuse n’était pas encore passée.
Le vent portait déjà, dans ses bouffées fra?ches, les promesses mordantes de l’hiver. Il faisait danser les dernières feuilles dans l’air sec, les arrachait des arbres avec un soupir discret. Mais rien de tout cela n’arrêtait Annabelle.
Elle courait.
Ses bottes battaient la terre humide, soulevant des nuages d’or et de rouille. Le jardin était tapissé de feuilles mortes, amassées en vagues épaisses par les rafales de la veille. Elle plongeait dedans comme dans un rêve, disparaissant un instant avant de jaillir dans un rire cristallin. Son écharpe flottait derrière elle comme un étendard de laine rouge.
— Regarde, regarde, maman ! Papa, regarde !
Sa voix sonnait clair, coupée par le souffle de ses courses folles. Elle tournoyait, les bras ouverts, les cheveux collés à ses joues par l’effort et le vent. La lumière dorée de l’après-midi caressait sa peau pale, animait chaque mouvement d’un éclat vivant.
éléna, assise sur le banc de pierre, relevait les yeux de son tricot à chaque appel. Son sourire s’étirait naturellement, doux, un peu fatigué. Elle portait un manteau gris clair qui prenait la lumière comme un voile.
Albert, lui, se tenait plus loin, les mains dans les poches, le col relevé. Il regardait la scène sans dire un mot, mais ses yeux brillaient. Il ne clignait presque pas.
Annabelle trébucha dans un tas de feuilles, tomba à la renverse, et éclata de rire en faisant l'étoile. Elle ramassa une poignée de feuilles rousses et les lan?a en l’air. Ses bras s’ouvrirent comme pour embrasser le ciel entier.
— Je veux être une fée! s’écria-t-elle. La fée d'automne!
Elle se tourna vers ses parents, espérant un mot, un geste. Sa mère leva la main en guise de révérence. Son père, après une seconde, inclina la tête en souriant.
Tout semblait suspendu. L’air, la lumière, les couleurs. Un monde clos, parfait. Intouché.
Mais le vent glacé et mordant, lui, continuait de souffler.
Il glissa sous la porte de la maison, fit frémir les vitres, s’insinua dans les branches hautes. Un craquement sourd, quelque part derrière les arbres. Trop lointain pour être mena?ant. Mais pas tout à fait naturel.
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Annabelle ne l’entendit pas.
Elle riait encore.
Le soleil avait doucement glissé derrière les arbres, teintant les vitres d’un orange tiède. L’air s’était fait plus vif, et les dernières feuilles encore accrochées aux branches craquaient sous les coups de vent.
La journée touchait à sa fin. Bient?t, il serait temps de rentrer.
éléna, les joues rosies par le froid, appelait Annabelle d’une voix douce, presque chantante.
— On rentre, ma chérie. Va te laver les mains. Le souper ne va pas se faire tout seul.
Dans la cuisine, les odeurs commen?aient déjà à remplir l’air : porc mijoté, carottes sucrées, pommes de terre, navets fondants. La vapeur s’élevait de la grande marmite et se déposait en buée sur les carreaux, dessinant des formes floues qu’Annabelle tra?ait du doigt, le nez collé à la vitre.
Puis elle s’installa à la table, encore en écharpe, les cheveux légèrement humides d’avoir passé un peu d’eau sur son visage. Albert était déjà assis, les coudes sur le bois, un carnet de cuir brun ouvert devant lui. Il griffonnait quelque chose d’un air concentré, mais leva les yeux dès qu’elle prit place à ses c?tés.
— Tu écris quoi? demanda-t-elle, curieuse.
— Des notes, répondit-il en souriant. Des choses pour le travail. Tu veux jeter un ?il?
Elle hocha vigoureusement la tête, se hissant un peu pour mieux voir. Il retourna le carnet et lui montra une page couverte d’une écriture fine, serrée, ponctuée de signes qu’elle ne comprenait pas tous.
— Tu comprends rien, hein? dit-il en riant doucement.
— Pas encore. Mais un jour, je vais savoir lire. Et je vais être notaire. Comme toi.
Il la fixa un instant, surpris. Puis il referma doucement le carnet, le posa entre eux deux.
— C’est ?a que tu veux?
— Oui ! Comme ?a, je pourrai faire des papiers importants. Et écouter les secrets des gens. Et les aider aussi. Mais surtout les secrets.
Albert éclata de rire, un vrai rire franc, qui réchauffa la pièce autant que le feu sous la marmite.
— Il y en a, des secrets, dit-il. Plus qu’on ne croit.
— Tu crois que tu m’apprendras un jour? demanda-t-elle, les yeux brillants.
Il la regarda encore, longtemps cette fois. Puis il hocha lentement la tête.
Albert reposa le carnet, lentement.
Pendant un moment, il garda les mains posées à plat sur la table, sans rien dire. Annabelle le regardait, le menton appuyé sur sa paume.
— Dans combien de temps? demanda-t-elle, les yeux brillants en insistant.
Il releva les yeux, mais son regard avait changé. Il était toujours là — dans la pièce, dans le moment — mais un fragment de lui semblait être parti ailleurs.
Il sourit, mais ce fut un sourire un peu long à venir.
— Oui... un jour, dit-il.
Il allait dire autre chose, mais ses lèvres se refermèrent. Un frisson le parcourut. Il baissa les yeux vers sa main : ses doigts tremblaient légèrement. Il les frotta ensemble comme pour les réchauffer, l’air de rien.
Annabelle ne remarqua rien. Ou du moins, elle ne sut pas quoi remarquer.
Puis, une brise s’infiltra par la fenêtre mal fermée. Elle porta une odeur étrange — ni bois br?lé, ni nourriture — quelque chose de plus sec, plus amer. Albert se figea. Juste une seconde. Comme si un bruit lointain, imperceptible, venait de vibrer à l’intérieur de lui.
— Papa ? demanda-t-elle.
Il se redressa.
— ?a va, dit-il. J’ai juste... une petite migraine.
Et après un silence, comme à mi-voix :
— J’espère... que j’en aurai le temps.
Annabelle ne comprit pas ce qu’il voulait dire. Mais il ne répéta pas.