— Mais qu'est-ce qui ne va pas, mon c?ur ?
Amandinne la regarde s'éloigner d'elle alors que son oncle Georges la tire vers lui dans un geste protecteur. Annabelle recule immédiatement d'un pas. Elle a entendu cette question des centaines de fois. Elle l’a crue des centaines de fois. Mais pas cette fois. Il y a quelque chose de différent.
— Bon bien, Amandinne, je te laisse t’occuper d’eux. J’ai des documents à préparer.
Le maire s’empresse de dispara?tre, sa silhouette trapue s’effa?ant dans l’ombre du couloir avant de refermer la porte.
Nicolas prend alors la parole, le dos raidi.
— Amandinne, merci d’avoir pris soin de notre nièce, mais nous allons la ramener à la maison aujourd’hui.
Elle lui répond par un simple sourire détaché. D’un geste fluide, elle leur fait signe d’entrer dans l’église. Georges prend les devants, tenant toujours fermement la main d’Annabelle.
La lourde porte latérale grince en s’ouvrant, libérant un souffle d’air humide et glacé. Le ciel clair illumine les vitraux, mais la lumière ne parvient pas à dissiper l’ombre tapie dans les recoins. Les couleurs fanées des vitraux projettent des formes distordues sur les dalles de pierre usées. Chaque pas d’Annabelle résonne dans l’espace vide.
L’odeur d’encens persiste faiblement, mais elle est rance, comme un parfum laissé trop longtemps dans un endroit clos. Les bancs désertés semblent veiller, des silhouettes sombres prêtes à s’animer. La nef s’étire dans un silence pesant. Annabelle sent son c?ur battre plus vite. Georges, à ses c?tés, reste impassible, mais sa main sur celle d’Annabelle offre une chaleur rassurante.
Derrière eux, Amandinne entre à son tour. Son regard glisse lentement d’un banc à l’autre, comme si chaque recoin pouvait cacher un témoin invisible. Elle replace une mèche de cheveux sous son bonnet noir.
Annabelle serre les lèvres. Ce tic, si discret autrefois, lui semble à présent perturbant.
— Viens, Annabelle. Ce sera vite terminé.
La voix de Nicolas se veut douce, mais l’ombre d’une impatience la teinte. Sa main se pose brièvement dans son dos, un geste qu’il veut réconfortant. Annabelle hoche lentement la tête, sans réellement comprendre pourquoi son malaise s’intensifie.
Plus loin, une porte entrouverte dévoile l’obscurité du bureau du prêtre. Une silhouette sombre attend dans l’encadrement. Le maire, austère, n’adresse qu’un bref hochement de tête. Il ne salue pas, ne parle pas. Une présence fonctionnelle.
— Avancez. Nous n’allons pas vous faire attendre plus longtemps.
Mais Annabelle n’avance pas.
Un frisson parcourt sa nuque.
Georges pose une main sur son épaule, légère mais ferme. Cette chaleur… Ce n’est pas la même que celle qu’elle cherchait auparavant. Ce n’est pas celle d’Amandinne.
C’est celle d’un oncle qu’elle ne conna?t presque pas, mais qui, pour une raison qu’elle ne peut s’expliquer, ne recule pas.
Et Amandinne, dans son dos, continue de sourire, échangeant un regard furtif avec le prêtre qui l'ignore complètement, et rejoint le maire.
La porte du bureau se referme derrière eux dans un bruit sourd. Le maire s'assoit sur une chaise en bois, la tête légèrement baissée. Il fait glisser un tas de documents sur le bureau, ses gestes lents et mesurés, comme s’il man?uvrait un objet fragile.
— Voici les documents à signer.
Il les présente aux deux frères, un sourire vague en coin, l’air d’un homme qui accomplit une formalité sans grande importance.
Georges et Nicolas s’avancent pour prendre les stylos posés sur le bureau. Annabelle, un peu en retrait, observe en silence, le malaise qui lui noue la gorge devenant plus lourd à chaque seconde.
Amandinne, debout près de la fenêtre, semble réfléchir avant de briser le silence d’une voix calme, mais pénétrante.
— Vous savez, la famille du père d’Annabelle ne vit jamais très longtemps.
Les mots flottent dans l’air, comme une brume étrange. C’est dit avec une légèreté déconcertante, presque comme si elle parlait d’un détail anodin.
Les deux frères, qui étaient sur le point de signer, s’arrêtent un instant, surpris par cette remarque, le stylo suspendu dans les airs. Le temps semble se suspendre.
Amandinne baisse la tête, ses yeux se fixant sur Annabelle, qui sent immédiatement un frisson glacial parcourir son corps. Les mains moites, la petite fille ressent un danger qu’elle ne peut expliquer. Elle lève lentement les yeux pour croiser le regard d’Amandinne.
Annabelle plonge son regard dans le tient. Les yeux bruns de cette dernière s’assombrissent soudainement, comme si un voile d’ombre se déversait dans ses prunelles. Ses pupilles se contractent au point de presque dispara?tre, étriquées à la surface d'une tête d'épingle. Annabelle a l’impression de voir les iris s'élargir, comme à travers une loupe déformante.
Au début, c'est une vision floue de quelque chose qui bouge dans leur tréfonds, une vibration légère qui prend en intensité. Un ver sinueux, noir comme l’encre, s'agite dans ces iris. Il se tortille, rampant et insatiable. Sa gueule se fend, une fente béante bordée de centaines de dents pourries, couvertes de sang et de chair en décomposition.
Un go?t métallique emplit la bouche d’Annabelle. Sa gorge se serre, son c?ur cogne violemment contre sa poitrine. Elle veut détourner les yeux, mais quelque chose l’en empêche. Ses jambes flageolent. Le monde autour d’elle vacille, comme si la simple vision de cette abomination tentait de l’engloutir.
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Et puis, en un battement de cils, tout dispara?t.
Amandinne sourit. Un sourire lisse, inébranlable, comme si rien ne s’était jamais passé. L’atmosphère s’alourdit. Annabelle se fige.
— HAAA !
La voix d'Annabelle se brise, un cri de frayeur qui fait écho dans la petite pièce. Avant même qu’elle ne puisse réfléchir, elle se jette dans les bras de Georges, son corps tremblant, son visage pale.
Georges, qui venait de se retourner pour récupérer le stylo qu'il avait échappé au son du cri, re?oit sa nièce en titubant. Il la serre dans ses bras, ne sachant pas pourquoi exactement, mais son regard se fixe sur Amandinne.
Amandinne, qui avait l’air si mena?ante un instant auparavant, sourit encore, un sourire tout à fait calme, presque inhumain. Mais les deux frères, bien que déstabilisés par ce dérapage soudain, se mettent sur leurs gardes.
— Mais qu'est-ce qui se passe, Annabelle ? Nicolas lui demande, mais elle continue juste à fixer Amandinne, se demandant si elle a hallucinée.
Le prêtre, resté silencieux jusque-là, regarde à peine la scène et semble incrédule. Le maire, lui, semble perturbé, mais il se cache derrière son masque d’indifférence, ses mains tremblantes lorsqu'il ramasse un des stylos tombés.
La tension dans la pièce est palpable, l’air épais, presque suffocant. Georges, toujours silencieux, reprend son stylo dans la main de maire avec une précipitation furtive. Tandis que Nicolas fronce les sourcils, son regard perdu sur les documents. Annabelle, qui s'accroche toujours à la surchemise longue de Goerges, serre les poings, les yeux fixés sur le sol, comme si elle cherchait à éviter le regard d’Amandinne.
Soudain, un bruit de pas précipités sur le parquet dur vient briser ce silence lourd. La porte du bureau s’ouvre avec un grincement sinistre, et un homme d’apparence frêle fait son apparition, la respiration haletante, son visage pale à cause de l’effort. Il est vêtu d’un manteau légèrement trop grand, et des fleurs tombent de ses mains tremblantes à l’instant où il entre dans la pièce. Il s’arrête net en voyant les deux frères, son regard se fixe sur les papiers posés sur le bureau, puis sur Annabelle. Une sorte de désarroi se lit dans ses yeux.
L'homme, les cheveux grisonnants et le visage marqué par les années, balance son regard entre les personnes présentent, son souffle court encore perceptible.
— Vous... vous allez la laisser partir avec eux ? Sa voix est frémissante, comme un vent froid soufflant à travers les pierres froides de l’église. Les mots flottent dans l’air, suspendus.
Georges lève les yeux vers lui, une ligne imperceptible se formant sur son front, mais avant qu’il ne puisse répondre, l’homme se précipite, ses mains tremblantes allant vers Annabelle.
— Tu ne sais pas qui ils sont, n'est-ce pas? Vous... Vous ne comprenez pas ce qu'ils lui réservent! Sa voix, bien qu’angoissée, porte une gravité étrange.
Annabelle, qui s'était sentie soulagé par son apparition, sent son c?ur se serrer. Elle se fige en voyant l’expression de cet homme, puis se tourne lentement vers ses oncles, l'air incertains. Son regard se pose alors sur Amandinne et, en un instant, tout bascule. Ce qu’elle avait ressenti comme une affection, une douceur, dispara?t comme un voile déchiré. Une dissonance totale. Amandinne n'est plus celle qu'elle croyait conna?tre, c'est comme si elle la voyait pour la première fois de sa vie.
Ses mains se crispent à nouveau, le sentiment s’évapore comme un rêve brisé. Les yeux d’Amandinne, d’un brun presque noir, s’assombrissent, puis un sourire glacial se dessine sur ses lèvres. C’était comme si une créature toute autre avait pris sa place. Une terreur sourde na?t dans le ventre d'Annabelle, son corps se tendant.
L'homme, les yeux emplis de détresse, reprend son souffle avant de continuer, sa voix se faisant plus grave, comme une alerte.
— Sa famille... elle a toujours été frappée par une malédiction. Les membres de sa famille, tous morts jeunes, comme... comme des cadavres décharnés, épuisés avant même de pouvoir respirer. C’est une malédiction qui dure depuis des générations, Ce ne sont pas des gens ordinaires. Ils... ils perdent leur vitalité rapidement.
Il secoue la tête, comme pour se convaincre que tout ce qu’il dit est la vérité, une vérité qu’il cachait depuis trop longtemps.
Annabelle cligne des yeux, ses pensées tournant comme une tempête dans son esprit. Ses yeux reviennent vers Georges, vers Nicolas. Les seuls repères solides dans son monde désormais.
Les visages de Georges et Nicolas sont tordus par l’incertitude, mais ils ne bougent pas. La chaleur de Georges, la sécurité des bras de Nicolas... tout cela la rattache encore à eux, comme un fil fragile qui semble se tendre sous la pression des mots de l’inconnu. Le vent dehors fait frissonner les vitraux, projetant des ombres mouvantes sur les murs de l’église.
L’homme fait un pas en avant, l'angoisse dans ses yeux s’intensifiant.
— Annabelle...Il s’adresse à elle maintenant, sa voix douce, presque implorante.
— Tu ne veux pas partir avec des inconnues. Viens vivre chez nous. Je... je peux t’offrir une vie loin de tout ?a. Loin de cette malédiction.
Un silence lourd envahit la pièce. Annabelle reste immobile, les mots de l’homme résonnant dans son esprit. Elle se sent perdue, cet ami de son père, elle le conna?t à peine.
La chaleur de Georges l’entoure alors, et l'image de son oncle, sa présence rassurante, fait na?tre un fouillis d’émotions contradictoires. Nicolas, lui aussi, représente un autre type de protection, mais un protecteur plus calme, plus réfléchi. Elle s'est attaché à eux en peu de temps.
Dans un murmure presque inaudible, elle demande alors à l’homme : "Puis-je vous parler seule?"
Tous les regards se tournent vers elle, mais Georges, les veines de son cou ressortant sous l’effort de se retenir, veut s’avancer pour l’arrêter. Mais Nicolas le retient, la pression palpable dans ses mains qui serrent fermement le bras de son frère.
Annabelle sort du bureau avec l'homme, qui referme la porte derrière lui. Il parle encore, ses mots chargés de mystère et de sombre présage.
— La malédiction... elle frappe toujours les membres de sa lignée, encore et encore. Chaque génération porte ce poids. Chaque génération...
Il semble chercher les mots, ses yeux devenant lointains, comme s’il revivait des souvenirs.
— Albert... mon ami, il a voulu m’en parler avant sa mort. Mais il a disparu si soudainement, comme si sa vie avait été aspirée par quelque chose.
Annabelle, tremblante, prend une grande inspiration, ses yeux s’ouvrant sur la réalité de ce qu’elle entend. Elle se souvient de la chaleur dans les bras de Georges, du soutien inébranlable de Nicolas. Ils veulent son bien. Elle n’est pas prête à les laisser. Elle ressant aussi le peur d'Amandinne, elle veut partir du village au plus vite, même si elle laisse tout derrière elle.
— Je vais les suivre, dit-elle, sa voix tremblante mais ferme. Il soupire avant de répondre.
— Comme tu veux, je voulais rendre service à ton père une dernière fois. J'ai courue le plus vite possible pour arriver quand j'ai entendue les villageois dire que tu allais partir avec de la famille de ta mère. J'allais rendre visite à la tombe de père. Je suis vraiment navré de ne pas avoir été là.
Il tend la main pour lui carresser les cheveux, mais elle recule d'un pas sec. Justement, il n'était pas là. Il s'arrête un instant avant de relever pour partir, lui laissant un dernier avertissement.
— Soit prudente, on ne sait jamais quand la faucheuse peut passer.
Lorsqu'elle retourne auprès de Georges et de Nicolas, un souffle collectif de soulagement traverse la pièce. Les deux frères, d’un seul mouvement, signent les papiers qui avaient été laissés en suspens, leurs mains tremblantes mais décidées. Ils prennent leurs copies, prêts à quitter ce lieu chargé de tensions.
Ils quittent la pièce à trois. Annabelle se retourne, et apper?oit Amandinne. Celle-ci se tient dans la porte entrebailler, dos au maire et au prête, Goerges et Nicolas regardent vers l'avant et ne la voit pas. C'est alors qu'elle sourit encore, mais son sourir dervient disproportionné, avalant la moitié de son visage. Les dents semblent changer de forme, elles s'allongent et deviennent pointue comme pour déchiqueter une proie.
Elle comprend enfin. Ce n'est pas Amandinne.